ENTRETIENS
de M. Alocco avec… Marcel Alocco « qui sait l’aube attendre »Entretien Alain Freixe – Marcel AloccoHomme
des bords, Marcel Alocco est aussi celui des débordements. Il a toujours
aimé en contrebandier savant tutoyer les frontières. Alain Freixe : On marche beaucoup dans ce livre, Marcel, « à pas vifs » ou « en rond », « dans sa tête » ou « sur les mots », « sur les lignes d’encre qui tracent un chemin » et toujours « sur un sentier qui n’existait pas ». On marche. On ne peut pas ne pas continuer à avancer. A chercher l’issue. On tombe. On se heurte. « La nuit gagne ». On se relève. Essoufflés, on repart. Un pas après l’autre. Déhanchés. Comme si toujours se jeter à l’écart force nous était faite de claudiquer. Car c’est bien cela qui caractérise la marche dont tu parles ; obstination et boiterie : « Laërte, Pénélope, Homère… ou Mozart (…) tous boiteux à y bien regarder : l’un du pied, l’autre de la tête », Œdipe aux pieds-enflés aussi, et Héphaïstos… Alocco ? Marcel
Alocco : « C’est maintenant l’heure de ta mort, Laërte ».
Dès la première page l’inéluctable est posé. Tout va se passer dans la
tête de Laërte, un Laërte mythique et double, père de Ulysse et homme
d’aujourd’hui. L’ouverture dit qu’il s’agit dans « le fragment
de puzzle toujours recommencé… de constituer à l’intérieur de l’Histoire
son mince parcours très intime ». Je tourne dans mon « je »,
Laërte tourne dans son « il ». Que Ithaque soit une île, et
une île en méditerranée n’est pas indifférent. La promenade niçoise
était déjà une marche du port au port, autour du Vieux-Nice vu comme une
île entre Paillon et Méditerranée. Un poète occitan, Yves Rouquette, titrait
un recueil de poèmes : Lo poeta es una vaca. Belle image de
l’écriture rumination, et cent fois sur le métier retisser le même fil... Alain Freixe : Ce roman – puisque c’est ainsi que tu désignes ce texte dans le catalogue Alocco – Itinéraire 1952-2002, publié par les éditions de l’Ormaie à l’occasion de ton exposition de juin dernier au château de Carros – s’ intitule donc Laërte ou la confusion des temps. A prononcer ce nom on est immédiatement renvoyé à Homère, à la Grèce, ce pays de la parole, des pierres et du bleu, pays de la Méditerranée des origines. Pourquoi Laërte, père d’Ulysse, homme sans exploit, dont Homère a fait un « roi déchu » s’est-il imposé à toi ? Nous ressemblerait-il plus à tes yeux que l’homme aux-mille-tours, le polytrope qui se tourne et retourne en tous sens ? Marcel Alocco : De Laërte l’Odyssée ne nous dit guère. Pourquoi n’est-il pas roi ? Les hellénistes indiquent que ne pouvaient régner les inaptes à la guerre, handicapés ou ayant fuit… Laërte participe au combat final où trois ou quatre hommes exterminent les nombreux prétendants. J’imagine qu’il a connu la vie militaire, sans l’aimer. Une blessure l’a écarté du pouvoir, sans regret. Il n’a pas éduqué son fils en soldat : Ulysse feint d’abord la folie pour échapper à la guerre… La blessure qui fait boiter Laërte est autant dans la tête qu’au pied. Quand Ulysse revient, Laërte cultive son jardin. Aurait-il lu Voltaire ? Et Montaigne, Proust, Henry Miller et Henri Michaux et, à si bien me connaître, par dessus mon épaule, mes « cahiers » ? Il vit modestement, à l’écart. Laërte, lucide témoin, a vécu et vu, mais on ne lui a jamais donné la parole, et c’est l’absent, l’incertain et multiple Homère qu’on écoute. Ulysse est hâbleur, macho, truqueur, combinard – un peu parrain mafioso, non ? Parcours, obstacles, la vie comme un long voyage, il est possible de s’identifier à lui dans le symbolique. Au quotidien, ce n’est guère mon idéal. Si enfants nous avons tous rêvé être fils du roi d’un pays des fées ou du pétrole, moi j’étais plus du côté des fées que des faits. La correction a été rude ; et n’est sans doute pas terminée. Alain
Freixe : Ce roman présente à mes yeux au moins quatre caractéristiques
dont j’aimerais que tu éclairât l’œil du Basilic. Marcel Alocco : Brouillage ? Ou l’inverse ? Je me « dé-brouille » comme je peux. Je ne suis que l’auteur de l’auteur. Laërte est l’auteur en titre, c’est toujours lui qui parle. Il imagine ce que Pénélope ou le paysan d’Hissarlik pourraient dire. La fiction autorise des oppositions fécondes qu’en un « Journal » on lirait contradictions. Confusion des voix ou division d’une voix, translation des personnes dans le temps ou morcellement de la personnalité de l’auteur, il s’agit toujours de mettre en perspective, en volume, en trois dimensions. Pour moi, consciemment croiser trois plans d’écriture. La dimension symbolique, le sens littéral, et tout ce qui chemine dans l’obscur, implicite ou suggéré, voire.. échappé. Disons qu’on pourrait entendre un lapsus dans chaque phrase. Ça boite, le ça boite… Alain Freixe : La deuxième, Marcel, est celle qui te voit inclure sous forme de séquence de prose dans ce roman plusieurs poèmes publiés dans La musique de la vie. A titre d’exemple : le poème Laërte (troisième) du 17 mars 1999 se retrouve aux pages 113 et 114 ou encore le poème intitulé Laërte (bis) du 3/7 novembre 1998 se retrouve ici aux pages 155 à 157 – Autre brouillage ? Comment vois-tu les rapports prose-poésie ? Marcel
Alocco : Il s’agit d’une stratégie de nouages au début empirique,
devenue… disons mieux contrôlée. On retrouve dans La promenade niçoise
des poèmes venus de La musique de la vie ou de proses ou poèmes
antérieurs et parfois un fragment répété dans deux chapitres différents.
Dans Laërte, de courtes inclusions de La promenade, et de
Au présent dans le texte écrit en 1965, et que réédite ce mois-ci
les éditions Mélis. D’où Laërte daté à la fin 1965-2000.
Avec ces rituels de reprises ou répétitions, j’installe mon écriture
comme un seul texte continu que la trivialité matérielle de l’édition
fragmente. Ma voix dans le poème, quant elle sera prêtée à Laërte ou à
Pénélope n’aura pas les mêmes connotations. Un texte, un peu modifié tout
de même – un mot ici ou là et introduction d’une ponctuation qui remet
l’écriture du poème au rythme du contexte en prose – peut changer complètement
de statut et de sens. Dans L’Enfer de Dante, l’insignifiant
ou insensé « Raphel maí amècche zabí almi » prend force et sens
d’être proféré par le géant Nemrod qui conçut la Tour de Babel. Alain Freixe : La troisième est celle de la composition de ce roman. De son bâti. 24 chapitres donc. Autant de fragments tous pourvus d’un tire et précédés d’un texte en caractère gras qui leur donne couleur, timbre et ton. Si je m’aventurais à dire qu’il les coud afin qu’ils tiennent et que donc ce roman se trouve construit comme un « fragment du patchwork », tu me suivrais ? Marcel
Alocco : 24 chapitres comme les 24 chants de l’Iliade ou de l’Odyssée
dans la version classique. L’introduction joue un peu le rôle du chœur.
Plus extérieur, synthétique, moins personnalisé – on ne sait pas qui parle,
c’est la voix off. Celle d’un hypothétique auteur. Sartre aurait dit le
romancier qui comme François Mauriac se prend pour Dieu. Bien sûr, tout
le texte est de l’auteur, mais l’un des thèmes du livre est de savoir
qui est l’auteur, qui parle derrière l’auteur apparent ou qui a pris la
parole devant… Qui assume la terrible responsabilité de l’auteur :
« Un seul coupable, un seul bourreau, William du tranchant de sa
plume. Pire que Iago, pire qu’Othello et pire que le bourreau de la Tour
de Londres. » Shakespeare ici condamné pour l’assassinat de Juliette
et de Roméo. Il y a dans l’écriture un inextricable mélange de tragique
et de dérisoire. Alain Freixe : La quatrième est celle de son trajet puisque marche il y a. On marche sur les bords d’une île dont on fait et refait le tour – Je note que revient comme un liet-motiv la prière du narrateur : « encore un tour de mon île… encore un tour ». En quête d’une issue. D’une sortie. Alors le chapitre 24 finit par retrouver le premier. Et comme pas dans traces anciennes, ces répétitions aux pages 169-170 des pages 7-8 par exemple : « je vois (...) tandis que le jour paraît sur l’île que Laërte abandonne (…) Je suis encore Laërte, je ne suis plus, j’étais, et maintenant Homère peut déclamer et me dire, juge par contumace toujours, sans témoins de préférence, ainsi ca la littérature (…) ». L’immobilité guette. La mort approche. Qu peut la littérature quand « le livre est (…) écrit », murs de pages griffés de traces noires ? Ces remparts protecteurs sont-ils suffisants contre la mort ? Marcel Alocco : Laërte parcours une fois encore, sur le bord, le tour de son « il ». En équilibre sur le fil du rasoir tout est à rejouer peut-être. Tenter une fois encore avec deux dès le 13 miraculeux : L’écriture nécessaire et jamais suffisante. Une des lectures possibles. Les mots, fuyants comme le sel à saisir dans la mer à pleines mains. Objectivité impossible. La balance ne sera juste, peut-être, qu’en notre absence. J’écrivais naïvement, je ne sais où, il y a longtemps : « Je veux seulement un peu comprendre ». Modestie de l’expression, mais ambition démesurée, non ? Dans Laërte : « La fiction, ce présent que tu t’offres à toi-même» qu’on pourrait inverser en « Le présent, cette fiction… » Et puis « le monde est vaste et l’écriture minuscule. » Face à la mort, « du parti d’Homère », j’écris pour laisser « un message qui soit un peu plus que je ne fus… » Alain Freixe : Dans ton texte Fragments, avec des cheveux (cf. Alocco, Itinéraire 1952-2002), tu affirmes : « Je suis du parti d’Homère ». Du parti « de ceux qui tricotent toujours quelque chose qui dans ses mailles tente de retenir ce qui s’agite dans le continu des flots ». Du parti du symbolique contre le vraisemblable toujours un peu mortifère. Pourtant, tu ne l’épargnes guère, ce « poète de cour », « ce scribe maladroit », comme tu dis lorsque tu prends la voix de Pénélope ou quand à travers celle du paysan d’Hissarlik tu dénonces celui qui « efface les plis (…) comptabilise les morts. Chiffre la banalité des guerres ». Alors ? Marcel Alocco : Tenons compte que Pénélope et le paysan d’Hissarlik parlent dans la colère. Homère n’est qu’un homme, aveugle, qui construit à tâtons ; un homme courtisan qui vise sa place près du plat et du feu. Grâce à son texte, Ulysse mais aussi Pénélope, Télémaque, Circé, Calypso, Nausicaa, Laërte lui-même et d’autres, sont vivants et peuvent parler… contre lui, parfois. Etre du parti d’Homère, c’est être aux côtés de Pénélope vingt ans livrée à la solitude dans son Palais-prison. Et, en l’absence d’Homère condamné à voir par-delà son aveuglement, qui pourrait dire comment elle a vécu l’absence d’Ulysse? Seules dans l’intimité de la reine les servantes auraient pu révéler, qu’on s’empresse de pendre… Reste Laërte, partagé par son double emploi de père et de témoin extérieur, qui compte pour rien puisque seul Homère a la parole. Mais un poète dit toujours bien plus que la lettre de son texte… Alain Freixe : Pour terminer – et tu reconnaîtras là tes propres mots – figures-toi que j’en ai entendu un feuilletant ton livre lâcher ces mots : « Encore un tour d’Alocco, comment se fier aux poètes ? ». Que lui répondrait Laërte ? ou Homère ? Ou l’Auteur ? Marcel Alocco : Encore un tour d’île, d’« il » ? Peut-on s’empêcher d’apporter sa petite pierre, avec la vanité de vouloir la poser au sommet du cairn? Ne pas se fier aux poètes, lire les yeux ouverts, et aussi en aveugle. Voir, comme Laërte/Homère, « l’univers qui lentement pivote appuyé sur mon crâne ouvert à tous horizons. » Basilic n°12 , septembre 2002
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